J'ai lu il y a peu un article de Georges Devereux (http://geza.roheim.pagesperso-orange.fr/html/dvrenonc.htm), et j'ai commencé à me poser des questions sur les raisons qui poussent un.e otherkin à être déshumanisé.e et à réveiller une identité non-humaine pour se protéger, pour se bâtir, pour être - un masque à placer entre soi et le vide. Et j'ai aussi beaucoup réfléchi sur mes relations aux gens, par la même occasion. Sur le fait que j'ai des problèmes à identifier les gens, des problèmes à tisser des liens sociaux.
L'identité otherkin, le masque animal, est un processus de résistance psychologique. Une résistance contre l'anéantissement. Une résistance contre la déshumanisation. Un moyen d'exister, d'être vivant, d'avoir une identité, d'être quelqu'un enfin, sans avoir à être… quelqu'un d'humain. En effet, quand un évènement nous retire notre identité, à fortiori, notre droit d'exister, il est nécessaire de se raccrocher à quelque chose pour ne pas sombrer. Cette chose, cet élément identitaire, ne peut en aucun cas être cette humanité, cette identité humaine, qu'on nous a retirée : nous adoptons, consciemment ou inconsciemment, le masque de l'animal.
L'identité, nous dit Georges Devereux, est un enrichissement alors que la déshumanisation est un appauvrissement. Nulle surprise alors de voir des gens auxquels on arrache un morceau d'eux-même, combler ce "trou", consciemment ou inconsciemment, en réveillant quelque chose d'autre, quelque chose de non-humain, en eux. Ce qu'on arrache à quelqu'un, ce qu'une personne perd, ce qui appauvrit quelqu'un, peut être la perte de l'innocence, la perte ou la non-acquisition d'un droit, la mise à l'écart, la stigmatisation, une maladie... Suivant les personnes, ces évènements vont, ou pas, avoir un contrecoup sur a notion d'identité. Tout dépend de l'âge de la personne, de sa culture, de son environnement, et de la manière dont son psychisme se construit.
L'otherkin n'est plus en phase avec la société à cause de cette perte identitaire ; un masque non-humain est nécessaire pour se sentir le droit d'exister, mais il ne va pas nécessairement permettre d'interactions sociales. En effet, pour pouvoir interagir avec les humains, il est nécessaire de pouvoir se mettre à leur place. Plus l'otherkin est déshumanisé, plus le masque animal sera épais, moins les interactions sociales seront aisées.
Ce n'est pas qu'un problème de se mettre à la place des autres - c'est aussi un problème de reconnaître que l'autre est identique à soi-même. Or l'otherkin a été à un moment ou à un autre, suffisamment blessé par les humains pour se considérer autre qu'humain, pour considérer les humains autres que lui.elle. Le masque sert à protéger l'otherkin de ces gens qui sont autres, car blessants. S'ils sont autres, s'ils sont différents de l'otherkin, alors l'otherkin se sent moins concerné.e par les attaques, car décalé.e - mais en même temps les attaques répétées renforcent la déshumanisation otherkin et donc, l'identification non-humaine, puisque l'otherkin ne peut pas être identique à ces humains qui l'attaquent et le repoussent.
Ce refus otherkin de considérer les humains comme identiques à soi-même, permet à l'otherkin d'être incompréhensible pour les humains, car autre. Corollaire : les humains sont incompréhensibles pour l'otherkin, car autre. Les deux vont de pair. Ainsi les otherkins sont souvent en marge de la société, d'une façon ou d'une autre : phobies sociales, cultures marginales, difficultés à être empathique avec les "gens normaux", ou, ce que je vis, difficultés à se lier avec les gens, à les reconnaître, à se souvenir de leur visages et de leur nom, à comprendre l'importance des liens sociaux, à voir l' "humain" censé encadrer le "technique".
En effet, si l'otherkin comprenait les humains, cela signifierait que l'otherkin est identique à l'humain, donc, que l'otherkin pourrait être compris par l'humain, et en conséquence, que l'humain pourrait comprendre et connaître les failles et les sensibilités de l'otherkin.
Et ça, c'est inacceptable.
En tant qu'otherkin, être déshumanisé auquel on a arraché en partie son coeur humain, être marginal terré dans et appuyé uniquement sur un masque animal lui servant d'unique structure identitaire, être blessé voire traumatisé par les humains, il est inacceptable de laisser à cet ennemi la possibilité d'être compris, il est inacceptable de montrer ses vulnérabilités à cet ennemi. Le masque animal est une forteresse contre les cruautés du monde. Le masque animal est la seule structure qui ait pu tenir l'otherkin debout à-travers les épreuves. Le masque animal est la seule ligne de défense contre l'humanité.
Non, l'otherkin n'est pas humain, car les humains sont cruels. Non, l'otherkin n'est pas humain, car les humains le repoussent et le disent "autre". Non, l'otherkin n'est pas humain, pour ne pas être vulnérable. Pour ne pas être compris. Pour pouvoir rester à l'abri derrière le masque animal. Pour pouvoir rester soi-même et ne pas être changé par le monde.
Derrière le masque animal, l'otherkin est à l'abri. Personne ne peut l'atteindre. Personne ne peut comprendre comment il.elle fonctionne et donc, personne ne peut chercher à le.la changer. L'otherkin a enfin la possibilité d'être quelqu'un, d'être un individu complètement indépendant et individuel. Pas le jouet d'un.e agresseur.se. Pas un objet de haine et de dégoût. Pas la compensation narcissique d'un.e partent.e. Pas un morceau de viande. Pas un.e enfant apeuré.e et délaissé.e. Pas une chose. Quelqu'un à part entière. Quelqu'un dont personne ne possède le manuel et que personne ne peut contrôler. Quelqu'un d'indépendant.
Payer cette indépendance de son humanité en miettes, de son humanité arrachée et foulée aux pieds, ce n'est pas cher payé, n'est-ce pas ? De toute façon le masque animal est là pour offrir le support, le soutien, l'identification, la ligne de défense nécessaire à conserver l'existence et l'individualité. C'est une base stable pour se construire.
J'ai pu voir une otherkin incapable de stabiliser son identification plus de quelques semaines. Cette personne souffre de la peur de voir sa vie être contrôlée. Elle refuse même de se comprendre elle-même, afin de ne pas, par mégarde, tendre le bâton pour se faire battre. Elle se cherche, semble se trouver, mais peu de temps après, son identification change. Elle a besoin d'une identification stable, d'un masque solide pour s'y appuyer et se protéger, mais une autre partie d'elle continue de fuir le danger qui lui a fait perdre son humanité. Il ne lui reste que sa non-humanité pour exister, pour être quelqu'un. Si cette non-humanité reste stable suffisamment longtemps pour permettre à d'autres de la comprendre, alors elle perd l'effet salvateur de sa non-humanité. Plus son stress est grand, plus sa non-humanité est instable, complexe, insaisissable.
L'otherkin, bien entendu, paraît normal aux yeux du monde. Les humains voient les problèmes sous-jacents liés à la non-humanité, les humains voient les conséquences de la déshumanisation, les humains voient les causes de la déshumanisation, mais les humains ne voient jamais le masque de l'animal. Sauf les quelques humains suffisamment proches pour perdre aux yeux de l'otherkin le statut d'humain, et gagner un statut à part, un statut différent. Ce ne sont plus des humains. Ce sont toujours des gens, mais plus des humains, ils ne font plus partie de la masse aux yeux de l'otherkin.
J'ai beaucoup de mal à cause de ça à appréhender les gens qui ouvertement mettent sur leur page Facebook ou leur profil Google+, leur photo, leur nom complet (pas un pseudo !) et "je suis otherkin" à côté. Vraiment, j'ai du mal à comprendre. Est-ce un moyen de dire à la face du monde "oh regardez, je suis différent.e, vous ne pouvez pas me comprendre, donc vous ne pouvez pas m'atteindre" ? Est-ce une sorte de manière d'être unique et accepté.e tel.le quel.le ? Une tentative de prétendre être normal.e ? Un refus de considérer le centre même du problème, d'affronter en face la raison d'être otherkin, la raison d’existence du masque ? Enfin, je me pose la question surtout parce que les seuls otherkins que je connaisse qui exhibent leur otherkinité au quotidien, le font par appât du gain, que ce soit par gain de position sociale ou par gain d'argent. Je ne connais pour le moment personne qui s'affiche ouvertement otherkin dans son quotidien, comme si c'était aussi anodin que d'afficher sa sexualité ou ses croyances religieuses. Mais peut-être que c'est une question de culture.
Une autre chose qui peut être intéressante de noter par rapport à ce masque animal, c'est qu'il permet une continuité de l'identité dans le temps. Cela permet donc à l'otherkin de se détacher de tous les éléments non-désirables dans la construction de son identité, tout en conservant une identité et une individualité. Moi par exemple, ça me permet de me définir comme étant "une licorne", "un qilin", "un xiniu", "une Archive", au lieu de la liste à la Prévert de malheurs qui me sont arrivés. Ces traumas, ce n'est pas moi. La licorne, c'est moi. Je peux exister à-travers le temps de manière continue, et abandonner en chemin les pièces pourries. J'ai la structure, je n'ai pas besoin du remplissage de la vie pseudo-humaine que je mène en arrière-plan. Je suis une licorne, point barre. Tout le reste n'est que remplissage.
Il y a une dimension de dissociation dans tout ça. De dissociation par rapport à ce qui fait qu'on est humain.e. Ce qui fait que les autres humain.e.s pourraient me comprendre et donc, ce mettre à mon niveau et m'atteindre. Non, je ne suis pas humaine. Les humains font peur. Les humains violent. Les humains frappent. Les humains insultent. Les humains humilient. Les humains terrorisent. Les humains tripotent là où ils faut pas. Les humains me traitent comme un jouet ou un objet. Je ne suis pas un humain, je suis une licorne.
Parce que c'est aberrant de croire que des humains traiteraient un de leurs semblables de cette manière. Parce que je n'ai jamais eu le droit d'être humain. Et parce que je ne supporte pas l'idée de faire partie de la même espèce que mes bourreaux, que ces êtres qui me terrorisent.
On ne peut pas avoir la phobie de soi-même, alors, on devient autre.
Bon, je sais, ce petit texte part un peu dans tous les sens, mais je voulais vous partager quelques réflexions que j'ai eues par rapport à la vulnérabilité causée par le fait de s'identifier à l'autre, ou d'identifier l'autre à soi-même. Après tout, le seul moyen qu'ont trouvé les humains pour se faire la guerre et se tuer les uns les autres, c'est de traiter l'ennemi comme un objet. Pour l'otherkin, l'ennemi a mille visage, l'otherkin n'est pas un objet, donc, l'otherkin est un être non-humain. Le masque d'un animal.